13 juillet 2010

Mes coups de cœur d'été

Je n'allais pas vous laisser partir en vacances sans alourdir vos bagages de quelques conseils de lecture partiaux et personnels. Je ne pars jamais nulle part sans avoir prévu trois fois trop de livres, tant j'ai peur de manquer. Et s'il pleuvait dix jours d'affilée ? Et si tout tombait en panne et qu'il n'y ait plus que la lecture à la bougie pour agrémenter ce temps incertain que l'on atteint dans un état de fatigue avancé, avec l'espoir d'en sortir réparé, rendu à sois-même ? Je pense qu'un bon livre est un voyage bienfaisant, qui répare, oui. Qui vous secoue parfois mais sait aussi vous consoler, vous faire rire et vous émouvoir en même-temps, comme un bon copain qui vous inviterait à dîner en voyant votre mine d'enterrement. Mes critères de sélection ? Totalement subjectifs. C'est un peu le hasard d'avoir saisi sur ma PAL (la Tour de Pise, comme je l'appelle) celui-ci plutôt que celui-là, mais si je l'ai gardé en main, c'est qu'il m'a emmenée là où je ne m'attendais pas, comme une prière exaucée sans qu'on se la soit formulée. Je préfère, bien sûr, que l'intrigue s'empare de moi et basculer dans l'histoire telle une Alice pourtant bien rôdée à cet exercice mais cueillie à chaque fois. Et que le style, la langue soit à la hauteur de l'émotion qu'elle entend faire naître. Pour le reste, ce sont des rencontres inespérées, ils en ont le charme âpre et doux à la fois. J'espère que vous les aimerez, qu'ils vous toucheront comme ils m'ont touchée, et s'inscriront parmi ces souvenirs que peuvent ranimer quelques madeleines, des grains de sable oubliés au fond d'un vieux sac de plage, ou le ticket de métro défraîchi d'une capitale européenne qu'on exhume d'une poche de pantalon. Il y a de tout dans ma petite liste, et tous ces titres n'ont de commun que le plaisir qu'ils m'ont procuré.

Pour commencer, En avant, route ! d'Alix de Saint-André, une sorte de cahier de marche écrit à rebours par cet écrivain singulière qui ne ressemble à personne, et qui taille sa route en marge de tous les courants, d'un polar drôle et cruel ( L'ange et le réservoir de liquide à frein, que je vous recommande CHAUDEMENT, pas seulement pour son titre génial) à une ode à Malraux, après un détour cultivé et plein d'humour par les Archives des Anges. Il y a chez Alix de Saint-André un mélange de délicatesse, de franchise et d'humour féroce qui nous la rend chère dès les premières lignes. En avant, route ! Est né de ses pélerinages à Saint-Jacques de Compostelle. Mais n'allez pas pour autant imaginer le livre béni-oui-oui d'une catholique compassée. Non, d'ailleurs elle vous le dit tout net :

« Il n'y a que les Français pour pérégriner ainsi à la remorque de prêtres et de professeurs, prière et culture, art et foi, tralala, monopolisant des refuges entiers à l'énervement général, car ce n'est pas du tout dans la logique du chemin, du camino tel qu'il se pratique en Espagne : individualiste et solitaire. Non pas formé de troupes de gens partageant les mêmes centres d'intérêt, mais d'individus farouchement antagonistes liés par le destin. »

Tout est là. Trois pèlerinages à Saint-Jacques — dont un à partir de Saint-Hilaire en Maine et Loire ! — des centaines de kilomètres à pied, d'ampoules, de rages, d'errances, de rencontres pittoresques, et tout ça pour atteindre quoi ? Dieu ? Parce que ça fait longtemps qu'on a deux mots à lui dire ? Ou bien soi-même, allez savoir. En tout cas, je vous invite à emboîter le pas à cette pèlerine-écrivain qui fume, boit, et déteste les Catholiques, surtout le matin.

Changement d'ambiance. Nous voilà dans un monde qui pourrait être notre futur proche. Un monde divisé en cinq zones : la Fournaise, où l'on peut gagner de l'argent dangereusement, où l'on risque la mort à chaque pas. La Fourmillère, où s'agitent des milliers d'humains diminués, en proie au chômage, au mal-être, à la laideur, à la violence. La Ferme, où sont produits tous les biens comestibles, la Fondation où vont les chanceux, l'élite, ceux qui ont de l'argent, qui font des études et peuvent espérer s'en sortir. Et enfin la Fosse, là où tout le monde échoue, à la fin. Bienvenue dans Requiem pour une étoile de Jennifer D Richard, talentueuse jeune romancière qui porte un regard à la fois ironique et acéré sur les dérives d'une société où l'ultra-libéralisme finit par flirter avec la décadence. Où l'homme n'aura bientôt qu'une valeur marchande et où l'on pourrait bien, un jour prochain, remettre les Jeux du Cirque au goût du jour. Dans Bleu Poussière, son premier roman (qui vient de sortir en poche), un jeune homme rentrait ivre chez lui pour se découvrir égaré dans une société glaçante dont il était censé être l'un des principaux rouages. Ici, c'est encore un Ulysse amnésique, Illidan Lauda, qui rentre chez lui après un séjour à la Fournaise si éprouvant que son cerveau en a effacé la mémoire. Il y retrouve sa femme, Sigrid, belle et mystérieuse, mais qui ne lui inspire qu'un inexplicable rejet. Et ses deux fils dont il ne se souvient pas. Le voilà donc obligé, comme le jeune Ladislas Baran dans Bleu Poussière, de retrouver çà et là les petits cailloux de Tom Pouce de son ancien moi, et de tenter de faire le jour sur d'oppressants secrets. Jennifer D Richard excelle dans l'art de ciseler des intrigues en spirales, nonchalantes et polies comme des thrillers, truffées de clins d'œil et d'inventions brillantes. Que vous soyiez ou non amateurs de récits d'anticipation, vous ne regretterez pas de plonger dans ces deux romans qui évoquent l'univers de Minority Report ou de Bienvenue à Gattaca.

« J'aperçois une bande, sortie de nulle part, hommes cagoulés aux gestes méthodiques, entourer un taxi pour le bloquer dans une circulation dense, en extirper le chauffeur pour lui faire les poches, le portrait, pour lui faire regretter d'avoir pris ce trajet, d'avoir cette gueule, de porter cette combinaison de protection, d'avoir installé des barreaux de fer entre les sièges...

Mais la foule ne s'arrête pas.

Suis-je le seul être conscient, moi qui reviens de la zone la plus violente du monde ? Suis-je le seul éveillé ? »

Sans transition, je vous invite à la Hague, un bout de terre au bout du bout, qui regarde la mer et nargue les tempêtes. Une petite communauté vit ici, hétéroclite, rassemblée par le goût de la fuite, de l'exil. La narratrice est une ethnologue, venue fuir ici un deuil impossible. Elle se protège de la vie en observant les autres, va à la pêche aux secrets, voudrait démêler les nœuds de la vie des autres pour éviter de retourner habiter la sienne. Les Déferlantes, de Claudie Gallay, est un roman dense, épais, à l'écriture précise et ciselée, qu'on voudrait lire à la lampe, la nuit, bercé par le fracas des vagues, guettant le clignotement des phares. Dépaysement garanti !

« Les désirs, ici, sont mis à vif par les vents. C'est une affaire de peau, la Hague. Une affaire de sens. »


Ensuite vient Mississipi, de Hilary Jordan. Nous sommes dans les années 40, la guerre vient de finir. Les soldats rentrent chez eux, hantés, ravagés à l'intérieur. Au même moment, Laura Mac Allan, jeune femme cultivée qui s'est mariée sur le tard, est contrainte de suivre son mari dans une ferme chez les bouseux du fin fond du Mississipi. Et endurer, comme si ça ne suffisait pas, la présence d'un beau-père odieux, tyrannique, raciste et violent. Non loin d'eux vivent Hap, un métayer noir, et sa femme Florence, sage-femme à la forte personnalité. Leur fils Ronsel rentre de la guerre, après avoir été, pendant quatre ans, traité comme un homme, comme un soldat. Dans ce drame aux accents de thriller, Hilary Jordan, dont c'est le premier roman, a injecté un humour ravageur et inattendu qui permet de supporter la noirceur d'un récit haletant. En voici un exemple dans le monologue de Hap, le métayer , persuadé que Dieu a voulu le ramener à la modestie par quelque châtiment choisi :

« I disait : « Hap, t'aurais intérêt à te faire plus petit maintenant, tu prends pour acquis les bienfaits que je t'accorde. Tu te promènes en pensant que t'es mieux que certaines personnes à cause que tu donnes pas la moitié de ta récolte comme d'autres. T'as oublié Qui Qui commande. Alors, voilà ce que Je va faire : Je va envoyer un orage tellement fort qui va arracher le toit du hangar ousque tu gardes ce mulet qui fait ta fierté. Puis Je va envoyer des grelons gros comme des noix sur ce mulet, i vont le rendre fou et i va se casser la patte en cherchant à se sauver. Puis, rien que pour que tu soyes bien sûr que c'est à Moi que t'as affaire, le lendemain matin après que t'auras abattu ton mulet, que tu l'auras enterré et que t'auras grimpé à l'échelle pour réparer le toit du hangar, Je va laisser le dernier barreau, celui que t'as pas encore pris le temps de réparer, Je va le laisser pourrir carrément que tu tombes et que tu te casses la jambe toi aussi, et Je va expédier Florence et Lilly à un accouchement et les jumeaux à l'autre bout du champ, comme ça tu passeras la moitié de la journée sur place. Ça te donnera le temps de bien réfléchir à ce que J'essayais de te dire depuis un moment. "

Enchaînons avec un polar pur : Origine, de Diana Abu Jaber. Lena Dawson, spécialiste de l'identification des empreintes dans un laboratoire, vit à Syracuse, dans l'Etat de New York. Cette jeune femme fragile, profondément seule, meurtrie par des blessures d'enfance, va se retrouver malgré elle sous la violence des projecteurs, suite à une affaire de morts subites du nourrisson. Lena a des intuitions fulgurantes, quelque chose comme un sixième sens. Elle flaire la présence d'un tueur en séries de bébés, et sent confusément que sa piste rejoint celle de ses origines à elle. Mais n'allez pas croire qu'Origine est un polar classique. C'est un thriller troublant à l'extrême, qui vous égare comme Léna dans une ville de neige, de vent et de froid glacial, vous replonge dans vos terreurs d'enfant, un voyage aux Enfers où tourbillonnent, lancinants, les thèmes du deuil, de la maternité, de l'origine. Un grand moment.

« Les enfants traumatisés font partie de la même tribu, je les repère instantanément chez les adultes — Margo, Erin Cogan : nous sommes partout. L'enfance perdue subsiste comme des scarifications dans un sourire de travers ou une expression dans le regard. Il y a toujours un signe. »

Et pour finir en beauté, un vrai roman américain comme je les aime, rempli d'un souffle qui n'existe que là-bas, sous ces ciels plus larges que le nôtre. Retournons dans le sud américain, le vieux sud sécessionniste. En Caroline du Sud, plus précisément. Dans Wando Passo, David Payne, grand romancier américain d'aujourd'hui, entremêle deux époques au même endroit. Un lieu hanté, ancienne plantation d'esclaves marquée par de sombres histoires de disparitions. Un couple en crise vient s'y réfugier, tenter de réparer une histoire qui bat de l'aile. Elle, Claire, est chez elle. Wando Passo est la terre de ses ancêtres. Lui, Ranson Hill, est un musicien de rock maniaco-dépressif à la sensibilité assez exacerbée pour réveiller tous les fantômes. Avec eux, un ami de jeunesse, Marcel Jones, noir de la bonne société amoureux de Claire depuis toujours. Tandis que se noue, dans le présent, une tragédie shakespearienne, en 1865, Adelaïde, jeune femme distinguée de Charleston, épouse sans amour un propriétaire terrien, Harlan De Lay, et s'installe avec lui à Wando Passo, malgré des rumeurs persistantes et « tout sauf convenables » sur la famille de son nouvel époux. Une nouvelle vie commence pour elle, qui va lui révéler, à travers la passion, la souffrance , la solitude et le danger, qui elle est vraiment. Je ne veux pas trop vous en dire sur ce roman envoûtant, bouleversant, qui vous hante longtemps après avoir l'avoir refermé, mais c'est à la fois une histoire haletante et une réflexion poignante sur la liberté et l'amour. Il est, cerise sur le gâteau, superbement écrit.

« Adelaïde reste plantée là, avec la conviction soudaine et viscérale que la vie tout autour d'elle, la vie verdoyante du marais et du monde lui-même, dont elle fait partie, n'est qu'une mince écume à la surface d'une mare noire et profonde, et que cette mare, c'est la mort. La mort est archaïque et d'une profondeur insondable, alors que la vie est nouvelle, fragile et mince ; le moindre objet — un caillou que l'on jette, un souffle de vent — pourrait réveiller ces eaux noires et immobiles, et la vie, sous cette vague de sang, cesserait. »


A bientôt, et... bon été.

Gaëlle Nohant